Depuis longtemps, il me tenait à coeur d'évoquer brièvement une catégorie de photographes dont on ne parle jamais. Ce sont ceux qui ont acquis des compétences réelles mais qui doutent encore de leur capacité (pourtant bien réelles aussi) à produire des choses valables et originales. Ceux qui cherchent la voie de l'accomplisssement personnel en se posant beaucoup de questions sur leur travail, parfois jusqu'à la paralysie complète. Ceux pour qui le succès et la réussite aux yeux des autres n'est pas d'importance première mais qui veulent au contraire réussir quelque chose à leurs propres yeux. Ceux qui ont tout simplement le souhait d'une démarche honnête et lucide par rapport à leur propre création. Dans ce billet, je voudrais vous parler des oubliés de l'effet Dunning-Kruger, pataugeant en ce moment même au fond de la vallée du désespoir (1).

Que vous partiez en vacances dans un pays exotique ou qu'il s'agisse d'une simple promenade lors d'un beau week-end, il y a de bonnes chances que vous le fassiez en étant accompagné par votre partenaire. Si c'est un voyage qui a requis une certaine préparation, vous avez même dû bénéficier de l'aide précieuse de votre conjointe (*). Lors de vos balades, elle reste calme lorsque vous vous arrêtez pour la dixième fois en chemin pour prendre un cliché sur lequel elle n'apparaîtra pas. Elle l'est encore lorsque vous vous énervez parce que vous avez raté votre prise de vue faute d'avoir fait les bons réglages. Elle ne comprend rien à ce que vous lui racontez quand vous parlez technique mais elle vous écoute patiemment en attendant que votre monologue s'achève. Parce qu'elle est votre A.M.O.U.R. Pour elle, ça veut juste dire Amour. Pour vous, c'est un peu l'acronyme d'Assistante Mobile Opérationnelle en milieu Urbain et Rural.

Si l'on peut invoquer de multiple motivations très variées pour commencer à rédiger des billets dans un blog, celles qui vous découragent – au moins temporairement – de le faire sont faciles à identifier. Le plus souvent, c'est le manque de temps lié à des projets parallèles, ainsi que l'absence de choses que vous pensez être intéressantes à écrire et à lire par d'autres. Je n'échappe pas à cette règle. Et lorsque vous vous rendez compte que vous n'avez rien écrit pendant plus de deux années et que le monde a continué à très bien vivre sans vous, il semble logique de vous demander ce qui vous inciterait à écrire à nouveau. 
En tant que personnes, nous avons tous un attachement naturel – presque forcené pour certains – au respect de notre individualité et de tout ce qui nous différencie des autres. C'est peut-être encore plus vrai à notre époque que cela ne l'était par le passé. Mais l'un des paradoxes (parmi bien d'autres) dont nous souffrons est que le décor dans lequel nous sommes plongés représente dans bien des cas l'opposé même de cet idéal. Car si chacun de nous peut se vanter d'être unique et s'en réjouit au travers de ses relations avec les autres, nous n'avons jamais autant été soumis à la standardisation de masse et à la solitude, que nous avons bien souvent acceptée faute de pouvoir avoir mieux. Plus effrayant encore, les environnements ne nous avons construits ne nous ressemblent plus, jusqu'à sembler nous engloutir dans un amas de lignes bien rangées qui n'ont rien d'organiques et se répètent à l'identique jusqu'à l'inhumain. Mêmes dates de vacances, même destination et mêmes logements pour tous : bienvenue sur le littoral belge.
S’il y a bien un sujet qui fait l’objet de récurrentes polémiques et qui est source de très profondes divergences de vue au sein des communautés de photographes, c’est celui portant sur l’usage intensif de logiciels élaborés de manipulation de l’image. Comme tout sujet polémique qui se respecte, il mène presqu'inévitablement à des querelles sans fin entre deux camps que tout semble opposer. Si les raisons précises de ces divergences peuvent être très différentes selon le domaine considéré, elles tournent toutes cependant autour de la notion de réalité et de vérité abordée sous l’angle de l’éthique. En photographie de mode, il s’agit de savoir jusqu'où il est admissible de modifier l’apparence d’un modèle féminin pour qu’il reste acceptable que des jeunes filles en fassent leur idéal de beauté sans se mettre en danger. En photographie de presse, il s’agit de savoir jusqu'où il est admissible de modifier le contenu de l’image sans tromper le lecteur quant au contexte réel auquel elle se réfère. Pour des photographies soumises à des concours, il s’agit de savoir jusqu'où il est admissible de retoucher celles-ci sans être accusé de vouloir tromper le jury quant à son talent de photographe. Bref, tant de contextes si différents que vouloir parler de la manipulation d’image en toute généralité n’a que peu de sens. Pour autant, on peut affirmer de nos jours que parler de ces manipulations revient à parler des outils qui sont à l’origine de leur popularité. Non pas parce qu’ils sont les outils utilisés pour retoucher, mais parce qu’ils se sont tellement démocratisés qu’ils ont rendu la retouche omniprésente.

Encore un article pro/anti Photoshop ?

Je rassure ici le lecteur : ce billet ne sera pas un article de plus qui tend à démontrer que Photoshop est une bonne ou une mauvaise chose en soi, puisqu'il s’agit d’un outil et qu’un outil n’est intrinsèquement ni bon ni mauvais ; c’est l’usage de l’outil qui en fait ou non sa vertu. Je ne vais pas non plus prétendre que la retouche via un logiciel dédié est par essence différente de ce qui se faisait par le passé sur des négatifs ou lors des tirages, parce que c’est incorrect. Je ne vais pas non plus affirmer qu’il y aurait une réalité photographique pure que la retouche dénaturerait, parce que cette réalité n’existe plus à partir du moment où un photographe fait des choix construits qui guident l’interprétation qu’en fera ensuite le lecteur. Je vais vous parler de quelque chose de beaucoup plus simple et de plus fondamental à la fois, à savoir les conséquences que la démocratisation de ces outils entraîne, que ce soit sur la pratique des photographes ou sur les attentes du public (1). Je dirais que c’est de cette démocratisation qu’émanent beaucoup d’effets pervers auxquels on assiste pour le moment. Affirmer que Photoshop n’est qu’un outil dont l’usage très libéral n’a aucune conséquence sur l’essence même de la photographie et sur sa pratique me semble être en effet un postulat bien difficile à défendre.

La banalisation de l'impossible perfection

C’est un fait qu’on ne doit même plus se fatiguer à établir tant la photographie de mode et publicitaire en sont les exemples caricaturaux : les retouches photographiques sont devenues tellement performantes et rentables qu’elles sont une condition sine qua non pour les images issues de ces industries. Pour le commun des mortels, ces retouches ont contribué à rendre banale une perfection qui est juste impossible. En photographie de mode, les ténors du genre s’expliquent en affirmant qu’il s’agit d’images qui doivent être vues comme des fantasmes et qu’elles n’ont pas pour vocation de représenter une quelconque réalité. Il n’y aurait aucun souci sur le principe si l’objectif n’était pas dans le même temps d’en faire des images auxquelles s’identifieront d’autres personnes en vue de vendre un produit. Ces images parfaites sont bien un fantasme, mais elles n’ont pas pour vocation de s’éloigner d’une réalité crédible. Parce qu’on ne peut pas s’identifier à un fantasme et que l’identification est un des mécanismes utilisés par la publicité (2). S’il a été nécessaire de légiférer au sujet de la publicité qui utilise des images de mannequins, c’est bien parce que cette identification est un mécanisme qui fonctionne à la perfection mais qui est particulièrement nocif (3).

Que c'est bô !

Comme toute chose qui est devenue banale et qui reste somme toute une compétence technique aisément accessible et facile à acquérir en restant assis face à un écran, cette représentation d’une réalité parfaite mais impossible s’est érigée en standard plutôt tyrannique, faisant office de référence pour un photographe souhaitant entrer dans l’industrie ou pour un amateur voulant simplement en singer les codes. Cela a notamment donné naissance à une production photographique abondante et aussi rasante que superficielle de jolies filles dans de jolies robes (ou sans robes) photographiées dans de jolies poses, avec un post-traitement qui peut représenter l’essentiel du temps que le photographe a passé à produire sa photo. Et si vous enlevez le traitement de l'image, il ne reste plus toujours grand-chose de la photo, malheureusement. L’une des plus navrantes conséquences de ceci est l’attente que cela génère par symétrie auprès du public, qui est avide de ce type de représentations bien trop parfaites et spectaculaires pour être vraies mais auxquelles il est désormais habitué. C’est l’effet « Que c’est bô ! » (avec cette orthographe s’il vous plaît) qui consiste à être admiratif du rendu offert par une photo avant de porter la moindre attention à la construction de son contenu. Et la boucle est bouclée, renforçant en retour chez le photographe le sentiment que le traitement de l'image est une finalité en soi, jusqu'à parfois inverser les rôles entre le contenu de l’image et le rendu de celle-ci. Et quand on a goûté aux résultats faciles, il est très dur de s’en détacher en se levant de sa chaise pour se remettre derrière un appareil.

La retouche comme poison pour la créativité

Entendons-nous : on ne parle pas ici de la création d’images digitales ex nihilo qui se veulent d’emblée détachée de tout souci de crédibilité en termes de réalisme. Il s’agit alors d’un autre champ artistique qui – même s’il peut se baser sur l’utilisation de photographies, comme il pourrait le faire de tout autre médium – n’a pas pour vocation première de donner au final une image crédible de la réalité, quand bien même le rendu final de ces images pourrait rester photographique (4). On parle plutôt ici de l’incapacité du photographe à renoncer à une perfection visuelle qu’il n’a pas pu (et qu’il ne pourra jamais d’ailleurs) atteindre lors de la prise de vue, au profit d’une autre approche qui ne soit pas un recours presque systématique à la retouche intensive. En changeant par exemple les conditions de prises de vue du sujet, voire même en changeant de sujet tout court s’il n’y a pas de contraintes de production spécifique à respecter. En clair, si l’éclairage de votre fond était pourri lors de la séance en studio, apprenez à éclairer correctement un fond plutôt qu’à vous habituer à détourer un sujet pour le coller sur un fond qui aurait dû être celui souhaité au départ. Si le paysage en face duquel vous vous trouvez n’est pas à la hauteur de vos attentes parce que le ciel est terne, cherchez un autre sujet digne d’intérêt autour de vous. Pour un professionnel, c’est un luxe qu’il ne peut pas se permettre s'il preste pour une commande dont ses revenus dépendent. Si vous n’avez pas cette contrainte, c’est un luxe qu’il serait bête de ne pas utiliser, même si vous ne revenez pas avec ce que vous aviez espéré en partant. C’est à ce moment-là que vous pouvez être créatif : non pas en détourant un sujet ou en collant un ciel sur un paysage, ce qui est un acte de technicien, mais en augmentant vos réelles compétences à la prise de vie où votre capacité à changer de sujet. Si la retouche est un substitut pour obtenir coûte que coûte ce que vous vouliez au départ faute de compétences ou d’opportunités, c’est une bien piètre consolation que de l’obtenir ainsi. Et si vous présentez le résultat en prétextant qu’il s’agit bien de vos capacités de photographe qu'on peut admirer, c’est surtout un mensonge que vous vous faites à vous-même avant d’être un mensonge que vous faites aux autres (et dont ils ne sauront probablement jamais rien, mais s’ils l’apprennent, ça vous fera les pieds).

Les concours photographiques sous stéroïdes

Ce souci obsédant de la perfection est aussi celui de la performance, où chaque image se doit d’être la plus parfaite possible sans pour autant ralentir dramatiquement le rythme de la production. Si ce n’est pas possible en raison des conditions de prises de vue, alors ça le sera après la prise de vue, quitte à tordre allègrement le cou au contenu, voire à mentir effrontément. C’est dans le cadre des concours photographique que ceci prend parfois des tournures hilarantes quand le photographe se fait prendre avec le doigt dans le pot de confiture (5). Pour faire un parallèle, les concours photographiques sont à l’image du sport de compétition : tout le monde sait que le dopage est une pratique d'autant plus généralisée que l'enjeu est grand, mais tant que l’on ne s’est pas fait pincer, tout va bien, à la fois pour le sportif et pour les organisateurs. En utilisant ce même parallèle, les retouches classiques de teinte, de contraste et d’exposition sont généralement acceptées, tout comme le sportif est autorisé à faire appel à une équipe et à du matériel pour soutenir ses performances... mais pas de faire appel à l’usage de stéroïdes. Là aussi, on peut le voir comme une distinction assez arbitraire. En quoi l’usage de ces stéroïdes serait-il plus déterminant pour distinguer les sportifs alors que les injustices entre sportifs sont parfois beaucoup plus flagrantes en termes de moyens financiers engagés pour leur entraînement ? C’est une bonne question, et on peut dès lors se demander aussi en quoi l’usage d’un moteur dans un vélo de course devrait être interdit, sur base du même raisonnement. Mais c’est alors explicitement renoncer à toute idée de valeur concernant le sujet de la compétition, qui est le cycliste et non pas son vélo. Dans le même ordre d’idée, c’est quelque part renoncer au concept de photographe si le jugement que l’on fait de lui porte sur ses capacités à utiliser de manière plus ou moins brillante un logiciel de retouche. Parce que la retouche peut être sous-traitée au besoin, mais pas la prise de vue, du moins si l'on souhaite rester l'auteur de la photographie (6).

Le concept de l’art sans limites… qu’il faut assumer

Un argument souvent asséné dans le domaine de la retouche photographique consiste à dire que l’art ne s’embarrasse d’aucunes limites, que Photoshop n’est juste qu’un outil qui permet de transcender les anciennes limites et que seule la qualité du résultat artistique final compte (7). J’aimerais cependant que ces personnes ajoutent aussi que si l’art n’a pas de limites, il n’y a donc aucun mal à expliquer que ce qu’on a produit est le résultat de l’utilisation d’un logiciel de retouche appliqué à une photographie qui pouvait être très éloignée du résultat obtenu. Ce dernier point semble cependant beaucoup moins convenir à ceux qui m’ont fait cette remarque jusqu'à ce jour (et encore plus lorsque vous demandez à ces personnes de vous montrer la photo de départ). J’en déduis qu’il y a comme une incohérence entre le propos et l’attitude. Mon interprétation est qu’il n’y a pas de lien de facto entre la qualité de la personne en tant que photographe et en tant que retoucheur. Certains se défendent excellemment bien sur les deux tableaux en même temps, mais d’autres sont simplement médiocres sur le premier et sauvent l’essentiel des meubles grâce au second. Il n’y aurait pas de mal en soi à le reconnaître, mais il est tellement plus valorisant de pouvoir affirmer que l’on est un bon artiste photographe plutôt qu’un bon technicien retoucheur. Ainsi va le monde.

En guise de conclusion

Après ce billet qui m’aura peut-être mis à dos la moitié de mes camarades photographes, je termine sur une note que j’espère être positive. Elle consiste à préciser que je n’ai aucun problème avec l’approche de la retouche, même lorsqu'elle est intensive, mais à dessein et non pas comme un pis-aller ou un substitut. Ce que je regrette est que lorsque cette approche est choisie, elle ne soit pas toujours assumée comme telle par leurs auteurs, que ce soit en mentant par omission ou en mentant tout court. Bien sûr, il n’est pas nécessaire d’adjoindre à chacune de ses photos la liste de toutes les modifications qui ont été apportées, mais il ne devrait y avoir aucune honte non plus à pouvoir dire que la retouche a été intensive et à la montrer lorsque la question vous est posée. C’est une pure question d’honnêteté intellectuelle en fin de compte. Chacun est bien entendu libre de ses choix, mais chacun devrait pouvoir les assumer pleinement aussi, sans faux-semblants. Je n’utilise que très peu Photoshop mais je retouche mes photos, comme tout le monde (sous Camera Raw en ce qui me concerne). Non pas par conviction personnelle profonde ou par principe, mais simplement parce que je me suis très rapidement détaché des retouches intensives. Je ne cherche pas des images parfaites de magazines et je ne fabrique pas de montages non plus. Jusqu'à ce jour, je trouve le monde qui m’entoure bien assez riche et surprenant sans ressentir le besoin de m’en éloigner. Cela changera peut-être un jour. Mais je n’aurai jamais aucun mal à assumer le choix d’éventuelles manipulations d’image qui seraient à venir et à les reconnaître comme telles. Ca, j’en suis certain (8).

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(1) Sachant qu’à notre époque il me semble impossible de dissocier les pratiques des photographes et les attentes du public, du moins certainement pas pour les photographes qui tirent leurs revenus de leur art, puisque c’est le public qui fait vivre ces photographes et qui leur assure un succès plus ou moins grand. Ce n’est pas non plus différent pour l’amateur en quête de reconnaissance, qui sera poussé à produire des choses qui plaisent pour se trouver une audience.
(4) Il est d’ailleurs désolant de voir que bon nombre de revues assimilent le résultat final de ces images à une performance de photographe sur base de ce simple rendu. Aucune de ces deux approches n’est supérieure à l’autre, ce qui ne les empêche pas d’être néanmoins des approches très différentes.
(5) On trouve sur le web de nombreux cas de fraudes documentés, mais celle relative au concours organisé par Nikon Singapore début 2016 est de très loin la plus désopilante de toutes (voir http://www.diyphotography.net/poorly-photoshopped-image-wins-nikon-photo-competition-promptly-turns-into-hilarious-meme/)
(6) Retoucheur photo est reconnu comme un métier à part entière en France ; des écoles organisent des cursus spécialisés à ce sujet (voir http://www.focus-numerique.com/test-1622/retouche-metier-statut-retoucheur-photo-presentation-caracteristiques-1.html). Le recours à des retoucheurs est standard dans l'industrie de la mode et de la publicité.
(7) Le corollaire de ceci est que si vous critiquez la retouche photographique, vous êtes assurément un vieux con rétrograde qui n’a rien compris à l’art ; cette seconde partie manque rarement de vous être notifiée en addendum et en des termes fort peu élégants dès que l’on vous a servi la première partie.
(8) Par souci d’honnêteté toujours, un article très documenté qui explique l'histoire du mythe de la photographie sans retouche, mais dont je ne partage pas la conclusion que je trouve dangereuse, à savoir une acceptation très relativiste de l'importance de la retouche, même en matière de photographies de presse : https://etudesphotographiques.revues.org/1004

Quand un photographe qui souhaite apprendre à mieux diriger ses modèles prend la décision de devenir lui-même un modèle devant un autre photographe, vous avez les ingrédients pour une séance pleine de variété et un excellent moment passé en bonne compagnie.