Dans la vallée infernale


Depuis longtemps, il me tenait à coeur d'évoquer brièvement une catégorie de photographes dont on ne parle jamais. Ce sont ceux qui ont acquis des compétences réelles mais qui doutent encore de leur capacité (pourtant bien réelles aussi) à produire des choses valables et originales. Ceux qui cherchent la voie de l'accomplisssement personnel en se posant beaucoup de questions sur leur travail, parfois jusqu'à la paralysie complète. Ceux pour qui le succès et la réussite aux yeux des autres n'est pas d'importance première mais qui veulent au contraire réussir quelque chose à leurs propres yeux. Ceux qui ont tout simplement le souhait d'une démarche honnête et lucide par rapport à leur propre création. Dans ce billet, je voudrais vous parler des oubliés de l'effet Dunning-Kruger, pataugeant en ce moment même au fond de la vallée du désespoir (1).


Certains d'entre vous ont probablement entendu parler de cette propension qu'ont les personnes les moins instruites à vous asséner de prétendues vérités sans se poser la moindre question. Ce phénomène où les moins compétents apparaissent comme étant les plus confiants quant à leurs capacités à analyser les choses a été étudié par deux psychologues, David Dunning et Justin Kruger Spar, au moyen d'expériences dont les résultats ont été publiés en 1999. Et si l'on en reparle tant en ce moment après plus de dix ans, c'est bien parce que la situation sanitaire particulièrement difficile à laquelle nous faisons tous face depuis plusieurs mois a tellement bien mis cet effet en évidence sur les réseaux sociaux qu'il aurait vraiment été difficile de le manquer.

Les photographes n'étant pas spécialement réputés pour leurs capacités à manier les mathématiques mais ayant un attrait naturel pour les images, l'illustration présentée ci-dessous tente de présenter succinctement l'idée derrière la théorie (2). 

L'effet Dunning-Kruger (version améliorée à des fins didactiques)

Sur l'axe horizontal, on trouve le niveau de compétence d'une personne dans un domaine donné, qui logiquement ne peut qu'augmenter au cours du temps si cette personne s'applique un minimum et ne souffre pas d'un trouble grave de la mémoire. Sur l'axe vertical, on trouve le niveau de confiance que la personne a en ses propres compétences. La partie la plus commentée de cette courbe concerne le pic de la bêtise dont le sommet est atteint lorsque des personnes ayant un niveau de compétence plutôt limité se sentent pourtant compétentes bien au-delà de leur niveau réel, ce qui constitue généralement les prémices d'une avalanche de propos particulièrement bêtes mais assenés avec un aplomb sans faille.

Le photographe des sommets

Notre propos étant la photographie, on traduira ce sommet du Mont Stupide par des situations bien connues de ceux qui ont fréquenté les clubs photo ou d'autres sites qui en sont les substituts plus ou moins directs. On y rencontre ce photographe vous expliquant en quoi respecter la règle des tiers est l'art de base de la composition, alors qu'il s'agit d'une recette éculée appliquée de manière presque automatique par bon nombre de photographes sans qu'ils ne comprennent pourquoi elle n'a aucun sens dans pas mal de cas. Dans le même registre, on y trouvera les redresseurs d'horizons penchés même quand ça ne se remarque pas, les spécialistes de la balance des blancs qu'il faut respecter, les Torquemada des prétendues mauvaises pratiques... mais tout ça sans jamais s'interroger le moins du monde sur ce qu'une image véhicule comme émotion ou comme idée. Pas de doute, vous êtes dans le domaine de la confection en gros, en plein coeur du fast-food de l'expression artistique, où recettes faciles dont on vous gave alternent joyeusement avec profits aisés que l'on vous fait miroiter. 

Ces photographes qui vous veulent du bien

Au sein de cet océan commercial qu'est devenu internet ces dernières années, une nouvelle génération d'auto-entrepreneurs a naturellement vu le jour. Animés par une éthique au ras du plancher, dotés d'un narcissisme qui tutoie les étoiles et munis de dents acérées qui rayent profondément le parquet, ils se sont faits une place de rêve dans un univers creux taillé de toutes pièces pour eux. Ces âmes généreuses — qui sont bien entendu désintéressées et ne veulent que votre bien en vous transmettant leur savoir — se proposent d'être un guide pour tous ceux qui, comme vous, ont besoin d'une aide afin de progresser et, encore mieux, pour ceux désireux d'être reconnus tout comme eux le sont. Et tant pis si cette reconnaissance est celle d'une masse d'amateurs peu avertis qu'ils manipulent en parfaite connaissance de cause pour leurs besoins. Car ils sont bien les prédateurs au sommet d'une triste pyramide alimentaire. A coups de textes vous vantant les mérites de leur approche et leurs succès, vous expliquant ce qui est bien et mal dans des vidéos où le prétendument humoristique sert à masquer la vacuité des propos, vous êtes le client parfait dont ils se nourrissent et s'engraissent. Vous n'aurez pas à les chercher longtemps, ils se sont fait fort d'apparaître en tête de liste des sites référencés par Google, car c'est la source même de leur business. Ils sont la nouvelle vague de photographes qui réussissent sur le web, dont on se demande en la voyant ce que la prochaine va bien pouvoir produire de pire encore dans le domaine du racolage et de l'opportunisme. Mais peu importent les moyens pourvu qu'on ait l'audience et qu'on en tire du profit. Si vous avez un doute quant à qui vous avez affaire, ne vous inquiétez pas : via les pop-ups intempestifs pour le placement de leurs produits divers, leur site web se chargera de vous rappeler où vous êtes réellement et le rôle que vous êtes censé jouer pour eux. Ecoutez-les et vous aurez deux garanties : celle de les enrichir et celle de ne rien produire d'original ou de personnel.

Vous reprendrez bien un peu de l'art ?

Car le grand absent de tout ce menu fort peu digeste, c'est bien l'art. Pas l'art avec un grand A, mais l'art comme moyen d'expression personnelle. Celui qui part du plus profond et qui touche à ce qu'il y a de plus beau en chacun de nous, c'est-à-dire ce besoin même de créer, et si possible cette capacité à transmettre quelque chose qui nous dépasse et ne parle plus de nous mais de ce qui nous entoure, de ce qui nous touche. Cet art-là n'est pas perverti par des considérations financières (3) ou de reconnaissance par autrui. Il est une pulsion presque primaire, qui à l'âge adulte n'est peut-être qu'une forme plus maîtrisée de celle qui pousse les enfants à dessiner partout où il leur est possible de le faire. Cet art-là est quelque chose qui demande à sortir de nous sans que l'on ne comprenne toujours le pourquoi et dont on ne contrôle pas toujours non plus le comment. C'est aussi l'art qui prospère sur un terreau que l'on rencontre en abondance dans la vallée du désespoir. Et c'est là que des choses intéressantes peuvent germer. Car lorsqu'on est au fond de cette vallée du désespoir, il n'y a plus de retour possible en arrière mais il y a une infinité de chemins qui peuvent vous faire monter en allant de l'avant (et la production artistique consensuelle n'est clairement pas l'un deux). Beaucoup cependant divergent et s'éloignent vers des sommets parfois fort distincts. Est-ce la raison pour laquelle on peut imaginer qu'un photographe — ou que tout autre artiste d'ailleurs — puisse éprouver un profond vertige, un découragement réel ou une énorme solitude lorsqu'il se trouve à cet endroit et qu'il regarde vers le haut ? Mais il n'y a pas d'alternative, je le crains : si vous êtes dans cette situation, le chemin montera quelle que soit la direction que vous déciderez de suivre (c'est la bonne nouvelle), et l'endroit où il vous mènera ne sera propre qu'à vous-même. Vous serez probablement seul un bon moment lors de l'ascension (c'est la mauvaise nouvelle). Puissiez-vous garder foi en vous et ne pas vous décourager. Je le souhaite sincèrement à mes amis photographes dont certains, j'en suis sûr, se retrouveront un peu dans cette description.

Se cultiver pour germer

C'est un aspect maintes fois évoqué dans des blogs plus éclairés que la moyenne : si la photographie est aussi populaire et si elle donne lieu à une production aussi abondante (et en moyenne médiocre), c'est parce qu'elle éminemment accessible à son niveau le plus inférieur. Pour produire une photo, il suffit d'un appareil photo, qui pourra se charger de l'essentiel des réglages de manière décente dans des conditions de lumière et de sujet qui ne sont pas trop difficiles. Vous appuyez sur le déclencheur et vous avez une image qui ressemblera globalement a ce que vous avez cadré. On ne peut pas faire plus simple que ça dans le domaine des techniques artistiques, et c'est à la portée du premier venu qui peut se déclarer photographe après une demi-journée d'essais (essayez ça avec la peinture ou la musique, juste pour voir).

La façon dont on imagine ce qu'apprendre veut dire avant d'apprendre...

... et la réalité de l'apprentissage.

C'est je pense aussi la raison pour laquelle la photographie est le domaine artistique au sein duquel on va trouver le plus de personnes profondément incultes quant à son histoire, son évolution, ses mouvements. Mais cette capacité à produire des images sans ressentir la nécessité de s'instruire en parallèle mène à mon sens à une impasse sur le plus ou moins long terme dès que les aspects de base (essentiellement techniques) ont été acquis. Plutôt que d'enrichir son bagage visuel et son langage photographique en lisant des ouvrages (non pas techniques mais artistiques) sur le sujet, le photographe amateur va le plus souvent se contenter de regarder ce qui se fait dans le domaine de la photographie actuelle, le plus souvent aussi en parcourant des sites web qui ne sont que les tendances du moment et des modes qui ont du succès. Pire encore, beaucoup de photographes (amateurs ou non) n'ont absolument aucun bagage dans le domaine des arts picturaux. Et c'est bien dommage, car l'histoire de la peinture est d'une grande richesse, traversée par beaucoup de mouvements qui se sont évertués à prendre le contre-pied de ce qui se faisait jusqu'alors. Et on ne peut pas prendre le contre-pied de quelque chose sans avoir une compréhension claire de ce qu'est ce quelque chose. La photographie n'est bien entendu pas la peinture, mais ne pas s'intéresser à ce qui s'y est fait en allant plus loin que le simple balayage compulsif d'images sur Google est absurde. C'est une démarche qui n'aide pas à appréhender le sens des images mais qui se contente de leur examen superficiel. Par symétrie, le photographe adoptant cette démarche ne peut à son tour que produire des images superficielles sans aucune recherche de sens. Pour faire clair, il ne peut pas choisir un chemin vers le haut faute de savoir à quoi un chemin peut bien ressembler. 

Mais l'expression artistique, je m'en fous !

Oui, bien sûr, je comprends. Il vous est loisible de rester où  vous êtes si vous le souhaitez vraiment, ou même de ne plus réfléchir du tout lorsque vous utilisez votre appareil photo. Dans ce cas, tout est bon à photographier quel que soit l'endroit et le moment. Les possibilités qui s'offrent à vous sont donc infinies en pratique. C'est à coup sûr très reposant pour l'esprit, un peu comme faire du vélo un dimanche après-midi. Toute cette production est alors bonne à partager aussi et doit véhiculer auprès des autres le même type d'émotion que lorsque vous leur parlez de votre promenade. Je discutais récemment avec un photographe amateur qui m'expliquait qu'il aimait prendre des photos, beaucoup de photos, quel que soit le sujet et ce sur le vif, qu'il ne cherchait nullement à s'améliorer au sens artistique du terme... et que, d'ailleurs, qu'est-ce que ça voulait dire ? C'est une bonne question à laquelle je vous laisse réfléchir. Car lui ne le fera pas, j'en suis certain.

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(0) Toutes les images présentées dans ce billet sont libres de droit, sous les conditions fixées par le site Pixabay.com.
(1) Comme premier point d'entrée sur l'effet Dunning-Kruger, voir Wikipedia ; pour une discussion plus élaborée et nuancée, voir cet article.
(2) Une certaine pratique de l'enseignement m'a montré que maintenir l'attention de son auditoire repose au moins en partie sur l'utilisation de visuels accrocheurs ; j'espère que vous apprécierez l'effort consenti.
(3) Ceci n'empêche en rien que la création soit ensuite vendue, mais la vente n'est pas le moteur de cette création.

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