La route en solitaire

Lorsque vous avancez dans le domaine de la photographie, qu'elle soit de studio ou autre, il y a de nombreux écueils à éviter. Les premiers d'entre eux, relatifs à la maîtrise technique, s'imposent d'eux-mêmes et sont les plus évidents à négocier. Vous pourrez toujours compter sur l'aide des membres attentionnés d'un équipage pour vous guider. Les suivants sont bien plus délicats et inattendus: évoluer et développer votre propre style une fois que l'on vous a attribué une place sur le navire. Les choses se corsent, mon capitaine, on a un membre de l'équipage malade à bord...

Quand vous êtes matelot et équipé à peu de chose près de votre seule volonté d'apprendre, à vous de monter dans un navire de sérieux tonnage pour y faire vos armes, que ce soit un club ou un forum de critique photographique. Les moyens ne manquent pas et toutes les routes semblent mener à bon port, bien que l'idée que vous puissiez vous faire de ce port reste on ne peut plus vague. Au fil du temps, vous prenez du grade et vous voilà devenu performant dans un domaine, et respecté pour ces compétences-là. Puis, un beau jour, vous vous dites que vous changeriez bien de registre, histoire de voir la mer sous un autre angle. Parce que la mer toujours vue sous le même angle, ça finit par lasser. Contre toute attente, ces aspirations ne soulèvent pas franchement l'enthousiasme de l'équipage. Pourquoi changer de poste alors que vous réalisiez à merveille ce que vous faisiez ? Ma parole, vous voilà devenu malade ?

Développez son propre style est un chemin laborieux en soi, parsemé de difficultés et de doutes. Comme pour tout ce qui vous est personnel, vous n'aurez peut-être pas vraiment d'autres solutions que de quitter volontairement le navire en tentant la route en solitaire, au moins pour un temps et au risque de vous perdre ou de vous noyer, avant de croiser d'autres navigateurs. Parce que vous connaissez un port où vous voudriez vous rendre alors que votre équipage n'y va pas. Parce que ce que vous voudriez arriver à faire ne correspond plus à ce que vous faisiez ni à ce qu'on attend pourtant encore et toujours de vous.

Si je partage cette expérience, c'est parce que je pense qu'elle est, sous bien des aspects, l'histoire que plusieurs photographes ont vécue bien avant moi. Et si d'autres l'ont vécue mais ne l'ont pas forcément partagée, c'est peut-être parce que garde un attachement plus fort qu'eux à ces équipages que j'ai connus et que je quitte à présent. Parce que les choix esthétiques évoluent, fort heureusement, mais ne conviennent dès lors plus du tout à d'autres. En matière d'esthétique, nous jugeons malheureusement trop souvent les choses selon nos propres critères et attentes, tout en oubliant allègrement que ceux-ci n'ont absolument rien d'universel. C'est peut-être encore plus vrai au sein d'un groupe de personnes qui, sans vraiment le vouloir et en s'en défendant bien, finissent par aligner leurs critères sur celui du capitaine ou de ses lieutenants. Pourtant, mon capitaine, le monde est grand et varié...

Pour qui a un jour posté une photo visible de manière très internationale grâce aux nombreux sites de partage en ligne, ce n'est pas une grande surprise de se rendre compte qu'un style peut être à la fois adulé sur un continent et méprisé sur un autre. On aimerait parfois que ceux qui sont si prompts à la critique fassent preuve d'un peu plus de recul, en replaçant leurs propres jugements de valeur dans un contexte un rien plus large. Juste un rien, ce serait déjà pas mal. Il y a plus de 7 milliards de personnes sur cette terre, réparties sur sept continents aux cultures immensément variées. Il n'y a en contrepartie que 66 millions de Français en France. Cela mérite que l'on redescende de quelques piédestaux pour reconsidérer certains points de vue quant à ce que sont les canons de la beauté, les standards du bon goût, à ce qui est beau ou à ce qui ne l'est pas. Il ne s'agit pas ici de changer ses opinions quant à ce que l'on aime ou pas au profit des goûts du plus grand nombre, mais plutôt de réaliser que nos goûts et notre sensibilité nécessitent parfois une éducation permettant de se débarrasser de ses propres préjugés en matière esthétique. Car si personne n'aime les préjugés, cela n'a jamais empêché tout le monde d'en avoir à volonté.

Merci aux nombreuses personnes qui furent des contributeurs – parfois bien malgré eux – à l'origine de ces réflexions. Elles sont aussi le résultat de retours que j'ai pu avoir sur quelques images récentes, tant de la part d'amis photographes que de personnes que je ne connais pas, mais qui ont pris le temps de s'y arrêter quelques instants alors qu'elles étaient postées sur le web. Merci à eux également. La vie continue et il y a encore de nombreuses routes à explorer. Même si certaines furent belles, aucune d'elles ne doit vous retenir au point de vous empêcher d'en parcourir de nouvelles.

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