Voyage dans les limbes

Quand vous prenez beaucoup d'images, vous faites invariablement un tri assez drastique en vue de sélectionner ce que vous montrez. A chacun sa méthode pour y arriver, ainsi que pour décider ce qu'il adviendra des autres images. Quelle que soit cette méthode, ce tri est toujours le reflet de l'instant: ce que vous souhaitiez présenter (ou pas), ce que vous aimiez (ou pas), et ce que vous aviez été capable de réaliser (ou pas). Si les photos que vous prenez sont bien les instantanés d'un moment précis survenu dans le monde réel, celles que vous montrez (ou pas) sont un instantané de vous-même à ce moment-là. Le reste de votre production - si vous prenez le soin de l'archiver - se retrouve dans les limbes des images (*). Et quand le jour du jugement survient à l'occasion d'un nouveau tri, les photos n'ont toujours pas changé, mais c'est votre façon de les regarder qui n'est plus la même. 

C'est donc à l'occasion du rebalayage des dossiers de mon disque dur que je suis retombé sur ces images; il s'agit d'une commande qui m'avait été passée par Sir Edmund Von Sheppelburg, de passage à Bruxelles et qui m'avait fait l'honneur de sa confiance. D'autres célébrités sont bien entendu passées par mon studio, mais vous savez comment cela fonctionne, le droit à l'image. Il m'est donc impossible de vous les présenter sur ce blog, malheureusement. En ce qui concerne Sir Von Sheppelburg, les choses sont différentes, puisque ayant été il y a peu victime d'un accident mortel consécutif à la chute d'un ascenseur (un fait suffisamment rare que pour être signalé), sa famille m'a accordé l'autorisation de publier ces quelques images de lui à titre posthume.


Originaire de l'aristocratie bavaroise mais naturalisé anglais depuis sa tendre enfance, il a fait carrière et fortune dans l'industrie du câble en acier (dont en partie à destination des ascenseurs, ceci pouvant peut-être expliquer cela). De l'aristocratie anglaise il a adopté les standards vestimentaires, avec malgré tout cette touche de bon goût qui lui a fait remplacer le traditionnel chapeau boule par un couvre-chef d'inspiration plus germanique. Décoré de l'Ordre du Chardon en Ecosse pour des années de bons services rendus à la nation (**), il n'en renie pas la devise et sait vous faire comprendre ce qu'il souhaite lors de la prise de vue. 


Sir Von Sheppelburg était aussi un homme très prévoyant, puisqu'il avait confié à l'une de ses sociétés le soin de régler la note pour cette séance. Comble de malchance, il décéda quelques jours plus tard dans ce tragique accident, laissant la facture impayée. Ses ayants droit écossais n'ont pas souhaité l'honorer, mais ils ont cependant consenti à me laisser publier ces quelques dernières photographies de lui, sans me réclamer un quelconque paiement en échange. Parce qu'ils souhaitaient que le monde garde le souvenir de ce qu'était la vraie personnalité de leur aïeul (un réel boute-en-train, d'après ce qu'ils m'ont expliqué), ils ont insisté pour que je termine ma série de portraits par cette dernière image.


Au revoir, Sir Von Sheppelburg, puissent les ascenseurs présenter moins de danger au paradis où vous devez vous trouver à présent. Et merci à Lino pour cette séance de photo bien sympathique exécutée dans son garage. Parce que ne me dites pas que vous y avez cru, n'est-ce pas ? Et pour en revenir au propos de départ, ne jetez peut-être pas trop vite vos anciennes prises de vue. Elles vous offriront pour le moins l'opportunité de vous souvenir de quelques bons moments, et qui sait de vous raconter une petite histoire. Si ce n'est pas celle de Sir Von Sheppelburg, ce sera au moins l'histoire de votre parcours plus ou moins long en tant que photographe.

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(*) Les limbes désignent cet état intermédiaire entre le paradis et l'enfer dans deux des trois religions monothéïstes majeures. Pour transposer ceci aux images, c'est l'état de conservation sans but avant d'être soit présentées, soit dirigées vers la poubelle pour disparaître à jamais.

(**) L'Ordre du Chardon est l'un des plus importants ordres en Ecosse, dont la devise est Nemo me impune lacessit (« Personne ne me provoque impunément »).

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