Au sujet de la critique constructive

Suite à une discussion plus qu’agitée avec un groupe de personnes s’étant réunies autour de la photographie et envisageant la possibilité de critiquer « de manière constructive » les photos des personnes qui le souhaiteraient au sein de leur cercle, j’ai assisté à la nième répétition de la même scène, mainte et mainte fois vécue dans les clubs et forums que j’ai fréquentés il y a quelques années: la récupération d’un texte trouvé à la va-vite sur le web, qui serait destiné à guider au mieux les personnes critiquant les photographies de leurs compagnons. Outre le fait que ce texte se présente comme un tutoriel « clé en main » et qu’il est assez mal écrit, il véhicule aussi tous les poncifs du genre qui ont été de nombreuses fois dénoncés par des gens ayant pu assister aux conséquences assez désastreuses de leur application.

Dans ce texte (*) qui est un « guide de la critique pour les nuls », vous trouverez classés par ordre d’apparition : l’esthétique de l’image, sa composition, les paramètres et choix techniques, et pour finir l’intention du photographe, le tout exclusivement écrit à destination de la personne qui doit critiquer et présenté sous son unique point de vue. Parce que le photographe, lui, semble être aux abonnés absents de ce texte, si ce n’est via des recommandations sur la façon de formuler la critique à son égard (ce qui se résume à des conseils sur l’utilisation courtoise du « je pense que » et à une attitude bienveillante qui suinte le paternalisme). On en arrive à se demander si la présence du photographe est même indispensable lors de la critique. 

Vous pourriez penser que ce texte pris en exemple est un choix malencontreux et qu’il ne reflète donc pas la tendance générale lors d’une séance de critiques. Il ne vous faudra pas chercher bien loin pour trouver d’autres textes qui vous montrent que, au contraire, c’est bien ce type de choses que l’on inflige habituellement aux photographes soucieux de recevoir un avis sur leur travail (**), les plus débutants étant même des victimes volontaires. Pour avoir vu moi-même cette démarche être appliquée à l’identique dans des endroits différents – réels ou virtuels – et pour en avoir observé les conséquences, je ne peux également que me désoler. 

Mais critiquer la critique comme je le fais est également peu constructif, puisque les travers sont connus et que répéter ce qui a déjà été écrit ailleurs n’apporte rien de plus au débat. Je vais donc essayer d’esquisser quelques pistes possibles. Certaines d’entre elles ne sont que le rappel d’un peu de bon sens (ce qui ne les empêche pas pour autant de ne jamais être appliquées par défaut), tandis que d’autres sont beaucoup moins conventionnelles. A vous de peser chacune d’elles en votre âme et conscience. Je pense cependant qu’il est tout à fait possible de partir de ces différents éléments pour aboutir à une réelle « grille pour la critique constructive», qui les incorporerait et donnerait une tout autre saveur à cette critique, du moins pour le photographe qui la demande parce qu’il souhaite progresser. Parce que c’est bien de lui qu’on parle en fin de compte, non ? A contrario, les conséquences d’une critique mal menée se traduisent de manières aussi diverses et lamentables que par la bataille rangée entre le photographe et les personnes qui le critiquent (le « seul contre tous »), par le découragement définitif du photographe qui s’en va (le « seul » tout court) ou par la castration de la vision personnelle du photographe au profit de la reproduction à l’envi de celle des personnes qui le critiquent (le triste « moi c’est les autres».)

Celui qui prend des risques est le photographe (et pas la personne qui critique)

Lorsqu’on lit la plupart des textes dédiés à la critique des photos des autres au sein d’un groupe, on retrouve assez souvent cette recommandation, qui est le plus souvent la seule qui concerne le photographe et qui est très révélatrice de la subordination des rôles attribués dès le départ : « N’oubliez pas de remercier les personnes qui vous ont fait part de leurs critiques au sujet de votre photo pour le temps qu’elles vous ont accordé». Pas une seule fois je n’ai cependant trouvé une phrase telle que « Félicitez le photographe pour avoir pris le risque de présenter sa photo en vous demandant votre avis». Les deux phrases sont-elles incompatibles ? Certainement pas. Mais si l’objectif de la personne qui critique est d’aider le photographe, la première phrase n’est qu’une simple formule de politesse, tandis que la seconde est un réel souci de placer le photographe au centre du processus de la critique, en lui donnant sa vraie valeur. Car tout part de lui : c’est sa photo, et c’est lui qui demande un avis. On ne prend que très peu de risques personnels à critiquer les photos des autres, mais on en accepte beaucoup lorsqu’on soumet sa photo à l’avis des autres. Cela mérite de l’empathie pour celui qui fait cette démarche volontaire, du moins si l’on souhaite le bonheur du photographe et non pas celui du critique. 

Le photographe est au centre du processus (et pas la personne qui critique)

Si l’on était obligé de résumer en une seule phrase l’entièreté du texte qui suit, ce serait probablement en disant que le photographe est au centre de ce processus qu’est la critique. Ce n’est pas la personne qui critique, c’est le photographe. C’est de cette posture que va découler l’ensemble des points qui seront développés, en vue d’arriver à une autre manière d’aborder ce processus. Car si l’analyse d’une image est destinée à former l’œil du spectateur et qu’il existe de bonnes grilles de lecture pour cela, la critique (qui repose largement mais pas exclusivement sur l’analyse de l’image) est destinée à aider le photographe qui en fait la demande. C’est aussi de la confusion entre ces deux genres – analyse vs critique – que surviennent la plupart des problèmes que l’on rencontre en pratique. 

Analyser n’est pas critiquer

L’analyse d’une image peut se faire sans la présence de l’auteur pour autant que l’on comprenne correctement ses intentions (on n’a d’ailleurs que la possibilité de la réaliser sans le photographe s’il est injoignable ou mort). Analyser une image, ce n’est cependant pas critiquer une image, parce que critiquer ne consiste pas à transmettre au photographe un simple fac-similé de l’analyse que l’on a faite tout seul dans son petit coin. Critiquer de manière constructive, c’est se soucier du photographe au premier chef avant même de faire une quelconque analyse, du moins si le but est bien d’être « constructif » et de tenter de répondre aux questions que le photographe se pose – le plus souvent très honnêtement, mais pas toujours très clairement – au sujet de son travail. Mais lui a-t-on seulement posé la moindre question sur son travail ? Dans l’écrasante majorité, ce n’est pas le cas et il est même effrayant de voir à quel point certaines critiques se voulant constructives ne se soucient pas le moins du monde de ce que le photographe souhaite obtenir comme information en montrant sa photo. 

Une critique constructive est une réponse à une question...

Si l’on place le photographe au centre de la critique, c’est donc à lui d’initier le processus. Tout d’abord en montrant sa photo, bien sûr, mais surtout en verbalisant les questions qu’il se pose à son sujet. C’est probablement ce qui est le plus difficile pour le photographe débutant, qui dans la plupart des cas ne voit pas très bien quoi demander. C’est la phrase type « Vous en pensez quoi ? » qui est la plus révélatrice de la réponse globale qu’il attend, en laissant ainsi aux personnes qui critiquent la liberté totale de parler de tout et de rien. Si cette situation est très confortable pour le critique qui choisira alors l’angle qui lui convient le mieux, c’est pourtant sa responsabilité de refuser cette facilité et de demander au photographe de préciser les éléments sur lesquels il souhaite un avis. L’objectif est double. D’une part il balise le champ de la discussion en évitant que celle-ci ne parte dans toutes les directions (à savoir celles choisies par les critiques et qui font abstraction du photographe). D’autre part, ceci force le photographe à réfléchir à sa propre démarche et au bénéfice qu’il espère tirer d’une telle critique, tout en lui garantissant le contrôle de la situation. C’est aussi donner au terme « critique constructive » son plein sens: élaborer une réponse en partant d’une demande formulée par le photographe. 

...qui ouvre l’esprit du photographe à d’autres questions

Présentée de cette manière, la critique constructive apparaît bien plate et terne, puisqu’elle se limiterait à n’être qu’une simple réponse à une question posée par le photographe. Qu’advient-il dans ce cas si la question elle-même est plate, peu ambitieuse, ou qu’elle n’est pas pour celui qui critique la bonne question à se poser au sujet de la photographie présentée ? Je pense que l’on peut sortir de cette ornière en posant à son tour une question au photographe, mais en s’abstenant de formuler à la fois la question et sa propre réponse à cette question. Une question peut être pertinente à la fois pour le photographe et pour le critique, mais la réponse apportée par chacun d’eux est forcément personnelle. Le but n’est pas de demander au photographe de remettre son travail en cause sur base de réponses qui portent sur des questions qu’il n’a pas posées (ce qui est une démarche normative), mais bien de l’amener lui-même à trouver une réponse à une question que l’on pense être intéressante et qu’il n’avait pas formulée (ce qui est une démarche formative). Vous n’aiderez jamais un photographe à progresser sur sa propre voie et à son niveau du moment si ce que vous lui apportez sont des réponses toutes faites à des questions qu’il n’avait pas en tête ou s’il n’a pas encore un niveau suffisant pour pouvoir appréhender le sens de votre question (et par conséquent le sens de la réponse que vous pourriez apporter à cette question). Ce n’est pas non plus une démarche respectueuse, car vous n’accordez pas au photographe la liberté de chercher sa propre réponse et vous ne lui accordez pas non plus le crédit d’une intelligence suffisante qui lui permettra de trouver une réponse par lui-même. 

Une explication par l’exemple

Tout ceci peut sembler très abstrait et proche de la masturbation intellectuelle ou du pinaillage. Rien de tel dans ce cas que d’illustrer par un exemple très simple. Imaginons Madame X qui a réalisé une photo de paysage en bord de mer ; elle l’apprécie particulièrement et souhaite l’avis de ses compagnons. Sur sa photo, l’horizon entre ciel et mer n’est pas parfaitement droit. Elle soumet sa photo à la critique, accompagnée du classique « Vous en pensez-quoi ? », faute d’avoir trouvé mieux. Elle reçoit la réponse suivante de Monsieur Y : 

 – J’ai placé un quadrillage sur ta photo et je vois que l’horizon n’est pas parfaitement droit. Tu devrais redresser la photo (si tu ne sais pas comment faire, je peux te montrer. Tu utilises quel logiciel ?) 

Tout d’abord, Madame X n’a rien demandé au sujet de l’horizon et cela ne l’intéressait que très secondairement de savoir qu’il n’était pas parfaitement droit. C’est donc la réponse à une question qu’elle n’a pas posée et qui contient une réponse sous la forme d’une injonction à corriger ce qui apparaît pour le critique comme une erreur technique. Accessoirement, elle n’a pas non plus demandé de l’aide sur la façon de redresser une photo. Madame X a donc deux choix à ce stade : elle redresse son horizon pour répondre à la critique (et valorise ainsi Monsieur Y en ayant au mieux appris à redresser un horizon), ou elle demande en quoi c’est important ici d’avoir un horizon parfaitement droit. Dans le premier cas, elle se soumet docilement et rentre dans le rang de la famille « des gens qui font des horizons droits ». Dans le second cas, elle semble se rebeller pour Monsieur Y, ce qui ne prépare pas de beaux jours pour Madame X, car Monsieur Y a derrière lui toute l’expérience des horizons droits et beaucoup d’amis prêts à lui venir en aide afin de mater cette idiote prétentieuse qu’est madame X. 

La critique n’a ici rien de constructif : elle n’a pour objectif que de valoriser celui qui la formule et qui pourra se vanter d’avoir vu que l’horizon n’est pas parfaitement droit, ainsi que d’être une bonne personne qui propose son aide de manière spontanée. Où se trouve le bénéfice pour Madame X ? 

Partons maintenant d’une autre approche de la critique, qui aboutira à la même conclusion en ce qui concerne l’horizon, mais pas du tout de la même manière. Cette fois, c’est la réponse de Monsieur Z, suivi d’un échange avec Madame X : 

– Je vois que tu demandes un avis au sujet de ta photo. Puisque tu ne poses pas de questions précises, je vais juste te dire que je l’aime bien. Je la trouve intéressante. 
– Qu’est-ce que tu aimes bien dans cette photo, Monsieur Z ? Parce que moi aussi je l’aime bien. En quoi est-elle intéressante ? 
– J’aime bien les couleurs et l’ambiance, je trouve que ça correspond bien au sujet. Elle est intéressante parce que même si je vois quelques défauts par rapport aux standards, l’expression est là et j’arrive à passer au-dessus. 
– Dis-moi, Monsieur Z, quels défauts vois-tu par rapport aux standards ? C’est quoi ces standards ? 
– Entre autres, je vois que l’horizon n’est pas droit, comme on a l’habitude de le faire en paysage, mais comme cela se voit à peine, je ne sais pas si cela gêne vraiment. Qu’en penses-tu ? 

En disant qu’il trouve la photo intéressante, Monsieur Z ne pose ici aucune question, mais il amène Madame X à préciser ce qu’elle pense de sa propre photo ; il l’informe aussi qu’il y a des standards (libre à elle d’ensuite lire sur le sujet) et il lui laisse le choix de décider si ceux-ci sont importants ou pas pour la photo qu’elle présente. Madame X a toute la latitude de la réflexion au sujet des horizons droits et elle tirera sa propre conclusion. Va-t-elle redresser cette photo ou la laisser comme cela ? Mais bien plus important encore, cet élément va-t-il à l’avenir modifier sa façon de placer l’horizon parfaitement droit ou pas, en privilégiant la parfaite horizontalité ou plutôt un effet d’ensemble ? Ce sera sa réponse, à une question qu’elle se sera posée. Il n’y a que du bénéfice pour Madame X, qui a de nouvelles pistes à explorer. Ce sera alors sa responsabilité d’en apprendre plus sur le sujet. Monsieur Z n’aura été qu’un catalyseur, rien de plus. 

La critique au service de l’épanouissement du photographe

Quitte à déplaire, je vais affirmer que la critique constructive n’a pas pour vocation première d’améliorer la technique du photographe, mais bien de lui permettre de développer sa vision personnelle et de soutenir sa motivation sur le long terme. C’est parce que le photographe est amené à affiner au fil du temps cette vision personnelle qu’il est poussé à acquérir des compétences techniques qui lui serviront à l’exprimer pleinement. Et c’est grâce à une critique placée au bon niveau – celui que le photographe a atteint au moment où il l’a reçoit – qu’il peut garder sa motivation sur le long terme, sans être découragé par des commentaires qui peuvent parfois être très pertinents, mais qu’il n’est pas encore capable de gérer au niveau des compétences qu’il a acquises. Affirmer que le photographe s’améliorera sur le long terme grâce à des commentaires purement techniques ou à des « coups de pied au cul », c’est illusoire. La photographie est avant tout une forme d’expression artistique pour celui qui veut la pratiquer en voulant faire un peu plus que de belles images. Et cela demande du temps, beaucoup de temps. Cela demande donc aussi de la patience et de la compréhension de la part de celui qui critique. On ne voit les effets bénéfiques de bonnes critiques constructives que l’on a reçues sur ses photos que bien longtemps après les avoir reçues : ce temps nécessaire, c’est celui de la réflexion, des essais divers et des réponses que l’on a tenté d’apporter aux questions qui vous ont été posées. Si vous êtes amené à critiquer les photos des autres, ne soyez donc pas prétentieux. Ce qui fera de vous un critique utile pour le photographe n’est pas votre capacité à lui donner de bonnes réponses; c’est surtout votre capacité à lui poser les bonnes questions (***). 

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(**) voir par exemple le lien suivant : http://photo.aurelienpierre.com/forums-de-critique-photo-la-triste-realite/
(***) après la publication de cet article, un ami blogueur me fait très judicieusement remarquer que cette démarche est assimilable à la maïeutique socratique, dont l'idée est de "faire accoucher les esprits par les questionnements" sans jamais imposer de réponse. Le lecteur intéressé pourra se rapporter à ce sujet, qui relève de la philosophie. Cette démarche semble être par ailleurs assez universelle que pour être à la base du principe de la pédagogie active.

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